Assemblée nationale

Commission d’enquête sur l’alimentation industrielle 2 / 4 Les entreprises de l’agroalimentaire : opacité, belles intentions et aveuglement volontaire

Par Loïc Prud'homme 11 septembre 2018

Le groupe parlementaire de la France insoumise a la possibilité d’initier la création d’une commission d’enquête une fois par session, par le biais de ce qui est appelé « droit de tirage. » Nous avons décidé de consacrer notre toute première commission d’enquête à la question de l’alimentation industrielle, sujet auquel personne ne peut échapper, avec une préoccupation constante : comment reprendre le pouvoir sur son assiette ? La présidence de cette commission revenant de droit à un-e insoumis-e, le groupe parlementaire FI m’a proposé cette fonction. J’ai donc la charge d’en mener les travaux qui déboucheront sur un rapport et des propositions concrètes à la fin du mois de septembre. En attendant, je me permets de vous en proposer un condensé en plusieurs parties.

Dans ce deuxième volet il sera question des entreprises du secteur de l’agroalimentaire.

Pour situer l’ambiance dans laquelle évolue notre commission d’enquête et montrer à quel point ses travaux sont scrutés, je commencerai par un fait qui s’est déroulé lors d’une audition. C’est un échange, même pas un accrochage, qui ne serait qu’une anecdote s’il ne s’était pas produit dans ce cadre très solennel qu’est celui d’une commission d’enquête, pour laquelle les personnes auditionnées sont obligées de répondre à la convocation qui leur est envoyée pour venir y témoigner sous serment.

Nous auditionnions donc la très puissante Association nationale des industries alimentaires (ANIA), qui représente les industriels de l’agroalimentaire, des plus gros aux PME. À la fin de son exposé liminaire qui précède le moment des questions-réponses, comme c’est l’usage, sa directrice générale nous fait part de son inquiétude : « Lorsque nous avons découvert l’intitulé de cette commission d’enquête, nous avons été étonnés et perplexes. Nous nous sommes demandés si cette commission avait pour objectif de faire le procès de l’industrie alimentaire. Nous serions donc évidemment intéressés par vos réponses sur ce point. »

Étrange tentative maladroite d’inverser les rôles. Ce n’est pas elle qui pose les questions ; ce ne sont pas les députés, représentants du peuple, qui doivent rendre des comptes : c’est l’exact inverse ! Pour la première et unique fois lors de ces auditions, je dois recadrer les débats et expliquer la raison de notre présence ici, elle et moi, ainsi que le rôle de chacun.

Il faut dire que l’ANIA est habituée à plus de mansuétude de la part des pouvoirs publics au vu de son poids économique. Elle représente le premiers secteur d’emplois industriels dans le pays, avec plus de 400 000 salariés et près de 2,5 millions d’emplois induits, 17 000 entreprises et 180 milliards d’euros de chiffre d’affaire (soit quasiment l’équivalent du PIB de la Grèce). À ce titre, elle est très présente dans les cercles de décision publique, participe activement aux États généraux de l’alimentation, au Plan national nutrition santé (PNNS), ou au conseil national de l’alimentation (CNA). Elle a aussi ses entrées directes auprès des ministères et de plusieurs parlementaires. Dernier éléments importan à souligner : le parcours de la responsable « alimentation-santé » de l’ANIA, ancienne responsable de division à l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) reconvertie dans la défense des intérêts de l’industrie alimentaire. Il ne s’agit pas d’une mise en cause personnelle, je ne suis pas en mesure de juger sa probité. Mais sa situation illustre qu’il existe, dans le domaine de l’expertise scientifique et sanitaire, la même chose que nous dénonçons dans la haute administration : le pantouflage, qui finit par poser des problèmes éthiques et de conflits d’intérêt.

Je vous livre les principaux constats et sentiments qui ressortent des nombreuses auditions des représentants des industriels et des distributeurs. D’abord, il est quasiment impossible de démêler ce qui relève de la prise de conscience, la réelle volonté d’améliorer les choses, de ce qui relève de pure stratégie de communication ou de marketing. À la limite, tant mieux si les deux se rejoignent, mais c’est encore rarement le cas et beaucoup d’artifices sont utilisés comme l’arbre cachant la forêt de la malbouffe.

D’autre part, chaque « trou dans la raquette » de la connaissance scientifique et de la règlementation, chaque avis divergent des autorités nationales et européennes, chaque retard sur la mise à jour des législations et chaque marge laissée à l’appréciation des acteurs sont exploités par les grandes entreprises soit pour se justifier, soit pour gagner du temps et ne rien faire, soit pour entretenir le flou pour le consommateur et empêcher sa plus parfaite information. Il n’y a pas d’engagements volontaires qui tiennent, tant ils sont souvent utilisés pour retarder la mise en œuvre de mesures contraignantes et réellement efficaces. Même dans le cas d’entreprises de bonne foi, aucun engagement volontaire n’est tenable dans un environnement libéral acquis à la concurrence qui tire toutes les normes vers le bas, où chacun se regarde du coin de l’œil en attendant que l’autre accomplisse ce qui est vu comme une faute au regard du marché. Il faut également souligner le rôle des grandes entreprises, constituées en lobbies, pour créer des failles dans les cadres légaux, comme en témoigne leur action au niveau européen pour faire en sorte que le Nutri-score ne puisse pas être rendu obligatoire, même à l’intérieur d’un pays membre.

En ce qui concerne la restauration collective, le retard d’actualisation des repères concrets, liés au PNNS (Programme national nutrition santé), pour l’achat et la distribution, complique la tâche des acheteurs et des fournisseurs, dans un secteur décisif qui nourrit tous les jours nos malades, nos anciens et nos enfants (cf ma question écrite sur l’actualisation du GEM-RCN).

En creux, il y a une contestation quasiment systématique des alertes des scientifiques, des études officielles en s’appuyant sur la différence de virgule qu’ils pourraient y avoir entre deux avis ou deux études provenant de sources différentes, voire une négation, en attendant une nouvelle publication scientifique ou légale qui conviendra mieux à un intérêt donné.

Cela sert au final à noyer le débat, duquel l’absence de la notion de principe de précaution est frappante. Un seul gros industriel s’y est référé lors des auditions. Lorsque que l’on parle d’effet cocktail quand il existe près de 400 additifs différents dont 30 peuvent se retrouver dans un seul et même produit, ou d’expertise incomplète sur un composant donné ou une formule, la solution par défaut est de continuer à le ou la commercialiser et l’utiliser dans le processus de production !

On remarque aussi une extrême lenteur dans la prise en compte des avis et recommandation dans les processus de production. Une illustration très intéressante se trouve dans la question de l’excès de sel dans les préparations de boulangerie. Alors que l’ANSES (anciennement AFSSA) avait émis en 2002 un avis préconisant de réduire la teneur à 18 grammes par kilo de farine, 16 ans plus tard, nous n’y sommes pas encore arrivés ! C’était possible en 5 à 6 ans sans altérer la perception du goût par les consommateurs.

Au regard des enjeux de santé publique, le champ laissé aux industriels et aux distributeurs est trop large et libre. Ils peuvent alors développer une communication qui n’a que l’apparence de politiques de qualité : labels maison sans aucun cahier des charges, détournement des exigences des consommateurs sur des questions d’importance très relative (le « sans gluten » par exemple).

L’ouverture et l’interpénétration des marchés posent un réel problème sur les contrôles, qui par ailleurs sont insuffisants et reposent énormément sur les industriels eux-mêmes. Un exemple : 50 % des confiseries consommées en France sont importées, alors que les exigences de qualité, contraignantes lors de la fabrication, sont différentes d’un pays à un autre. Le bio français n’est pas le bio allemand, qui n’a rien à voir avec le bio américain, lui-même totalement différent du bio argentin. Le problème se posera avec encore plus d’acuité avec l’entrée en vigueur des grands accords de libre-échange, tels le CETA ou le JEFTA.

Si l’information et le sens sont difficiles à trouver pour les citoyens au moment d’acheter et de consommer, il en est de même à l’autre bout de la chaîne pour les agriculteurs, frustrés d’être réduits par une violente division du travail au rang de simples fournisseurs de matière première. Certains m’ont avoué ne pas connaître eux-mêmes le débouché final d’une grande partie de leur production.

Plusieurs enseignements essentiels sont cependant à retirer de ces auditions. En premier lieu, les acteurs économiques sont conscients et sensibles à la pression exercée par ceux qu’ils appellent de façon réductrice « les consommateurs ». Cela ouvre petit à petit des brèches dans leurs pratiques, mais trop lentes et trop fragiles. Deuxièmement, derrière leur organisation, puissance et cohésion apparentes, les firmes sont aussi très divisées, entre industriels et distributeurs, mais aussi à l’intérieur même de ces catégories. C’est le cas sur les prix, l’exigence de qualité, l’information, etc.

Sur l’information, je fais crédit à l’ANIA de sa volonté de créer un fonds ouvert répertoriant toutes les informations utiles aux consommateurs. Mais c’est une initiative que les pouvoirs publics doivent surveiller, encadrer, aider et orienter pour, au final, la gérer. Des règles claires, précises et contraignantes doivent être établies et l’expertise scientifique unifiée et suivie plus fortement par les pouvoirs publics. C’est ce que réclament la plupart des firmes, pour les aider, disent-elles ! Il est vrai que les demandes de la société doivent maintenant être prises en compte pour leur donner une aide décisive et que la réponse se matérialise enfin, sans risque de détournement de la règlementation et de dumping par des acteurs moins vertueux.

Cela n’a rien à voir avec de prétendus engagements volontaires et cela tombe bien, car c’est notre rôle de législateur ! Il ne tient qu’à nous de profiter des failles dans ce système créées par la demande citoyenne et les quelques initiatives, qu’on peut considérer comme timides mais qui ont le mérite d’exister, de certains acteurs économiques. C’est à nous de créer un cadre qui ne sera plus contestable d’aucune manière.

Loïc Prud'homme est député France Insoumise de la Gironde pour les communes de Bègles, Bordeaux Sud, Talence et Villenave-d'Ornon. Résolument engagé en faveur de la règle verte et de la transition écologique de notre société il siège à l'Assemblée nationale au sein de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire. Retrouvez sur ce site internet son travail dans l'hémicycle et en circonscription en faveur des services publics, de l'emploi local, de la justice sociale et de la transition écologique.

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